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SAVASANA, la posture du cadavre

Dernière mise à jour : 4 juil.


Son nom signifie « posture du cadavre ». En sanskrit, shava est le cadavre, et āsana est la posture (originellement, le terme désigne le siège ou l’assise). Parfois, les textes anciens la désignent sous le nom de mritāsana, la « posture du mort » [1]. Mais aujourd’hui, rares sont les professeurs qui la désignent sous son nom français : on lui préfère généralement son nom sanskrit, qui se prononce comme il est écrit ici, shavaasana (la barre au-dessus du deuxième a indique une voyelle longue en sanskrit).

Posture du mort ou du cadavre, cela sonne en effet bien morbide. Pourtant, la pratique des tantriques se situait à un niveau bien supérieur sur l’échelle de la morbidité…


Siéger sur un cadavre

Nous sommes au tournant du 2e millénaire de notre ère, et certains initiés des sectes tantriques shākta (celles qui préfèrent se vouer à une incarnation de la déesse Shakti plutôt qu’à Shiva, et qui sont réputées pour leurs rites peu orthodoxes) pratiquent le shava sādhanā.

Ce rite vise à acquérir des pouvoirs occultes ou à libérer son âme des cycles des renaissances ; en voici le programme. Une nuit de nouvelle lune, l’adepte se rend seul sur un terrain de crémation afin d’y choisir un cadavre. Celui-ci doit être frais, entier, non endommagé, et cetera : les textes regorgent de prescriptions pour sélectionner le cadavre le plus propice, selon sa caste, son genre, son âge ou encore la raison de sa mort. Une fois trouvé le cadavre parfait, l’adepte le tourne vers le Nord puis s’installe à califourchon sur son dos, sur lequel il dessine des motifs géométriques (un yantra) en récitant des mantras. Et soudain, le macchabée s’anime. C’est ici que tout se joue : l’initié ne doit manifester aucun signe de peur, au risque d’y laisser sa vie. Délicatement, le cadavre tourne la tête vers le pratiquant. Il lui demande (et lui octroie) ce qu’il désire : généralement, ce sont des pouvoirs occultes.

Shavāsana, pour ces tantriques, signifiait littéralement « avoir pour siège un cadavre ». Et c’était, dit-on, extrêmement dangereux.


Remonter à la source de Tout

Un peu plus tard dans l’histoire, il ne s’agit plus de s’asseoir sur un cadavre, mais de s’asseoir comme un cadavre : c’est-à-dire faire le mort.

Mimer un cadavre est alors l’un des samketas, techniques ésotériques dévoilées par Shiva pour pratiquer le laya yoga : le yoga par la méthode de la dissolution. Dissolution de qui, de quoi ? Quelques mots sont ici nécessaires pour expliquer cette méthode yogique visant, comme tout type de yoga originellement, à se libérer du cycle des renaissances (et de la vanité et des souffrances qu’elles impliquent).

Dans la vision indienne, le temps est cyclique, rythmé par la succession des ères cosmiques. De manière perpétuelle, l’univers naît, existe un certain temps puis se résorbe dans le néant pour renaître à nouveau.

Pour les tantriques, c’est l’énergie féminine du divin, la shakti, qui crée l’univers au début de chaque ère cosmique. Pour créer le monde manifesté, celle-ci déroule l’univers par étapes, des éléments les plus subtils aux éléments les plus grossiers. Son œuvre s’achève avec la création de la terre en tant que matière solide.

À la fin de l’ère cosmique, l’univers tout entier retourne d’où il vient : il se dissout dans l’indifférencié. Les éléments se résorbent les uns dans les autres, dans l’ordre inverse de leur manifestation, jusqu’au point zéro de la création : le dieu suprême, situé au-delà des polarités masculine et féminine. Ce point zéro, cet état d’avant la création est ce à quoi aspirent les pratiquants du laya yoga. Atteindre cet état permet d’échapper aux lois de l’univers manifesté, et donc au cycle infini des renaissances.

Or, le corps humain est la réplique miniature de l’univers. Pour remonter à la source du Tout et ainsi libérer son âme, l’adepte du laya yoga simule dans le microcosme de son corps la résorption de l’univers à la fin d’une ère. Il se “dissout” lui-même, par des visualisations ou des méditations, pour libérer son âme : le laya yoga, c’est, comme le disent les textes, “le corps qui avale le corps”.

L’une des méthodes est de visualiser l’ascension de la kundalinī à travers les chakras (la kundalinī est l’énergie serpentine qui correspond, chez l’humain, à Shakti). On peut également pratiquer le laya yoga en méditant sur le néant, en se concentrant sur un point précis du corps, par exemple le bout du nez ou le gros orteil, ou… en mimant un macchabée. Voici l’ancêtre de notre bien-aimé shavāsana ! La technique est, selon le spécialiste James Mallinson, mentionnée pour la première fois au 13e siècle de notre ère [2] (mais elle dérive probablement de tantras antérieurs) :

“S’allonger sur le dos tel un cadavre est considéré comme une excellente dissolution. Si l’on pratique dans un endroit sans personne alentour, en étant relâché, on obtiendra le succès.” Dattātreyayogashāstra

Reposer son corps et son mental

Arrive ensuite le hatha yoga, la “voie de l’effort”. Aux alentours du 14e -15e siècle, les āsanas gagnent en importance : sont désormais considérés comme āsanas tous types de postures, et non plus seulement des postures assises. De nombreuses techniques venues d’autres traditions sont alors récupérées par les hatha yogins et incluses dans la rubrique des āsanas : la technique du cadavre, développée dans le laya yoga, en fait partie. Avec le hatha yoga, elle devient shavāsana, une posture de relaxation en décubitus dorsal. Le but n’est plus de ramener son âme à la source du Tout, mais de régénérer le corps et le mental pour poursuivre la quête spirituelle dans de bonnes conditions. La Hatha Pradīpikā, célèbre traité du 15e siècle, décrit shavāsana comme la posture qui élimine la fatigue et repose l’esprit. Les hatha yogins cherchent à maintenir leur corps sain et fort, à en faire un “corps de diamant”, véhicule vers la libération. Une posture de régénération telle que shavāsana peut donc aider dans leur quête de Libération.

Shavasāna était-il déjà pratiqué en fin de séance, pour reposer le corps après une série de postures ? C’est peu probable. Nous savons peu de choses sur la façon dont les postures étaient pratiquées il y a 500 ans, mais il semble qu’elles n’étaient pas enchaînées comme nous le faisons aujourd’hui.


Terminer en beauté une séance d’āsanas

C’est peut-être à un maître du début du 20e siècle que nous devons notre actuel rituel de fin de séance : l’incontournable repos en shavāsana, qui permet d’intégrer et de digérer les bienfaits des postures précédentes. Ce maître s’appelle Yogendra, et il est considéré par certains historiens comme le premier professeur “moderne” de hatha yoga [3]. Les techniques du yoga sont orientées non plus vers la libération du cycle des renaissances, mais vers l’amélioration de la vie quotidienne : il s’agit de maintenir le corps en bonne forme ou de soulager le stress de la vie quotidienne. Dans les années 1920, les postures peuvent être pratiquées pour elles-mêmes, et non plus comme un préalable à la méditation. La santé devient un but en soi dans la pratique du yoga, et les postures et respirations sont un moyen de la maintenir.

Les séances de hatha yoga conçues par Yogendra ne se terminent pas dans une posture assise pour méditer, mais dans une posture couchée pour se revitaliser : shavāsana.

Et voilà comment je me retrouve aujourd’hui allongée sur le dos, sur mon tapis, à tenter de vider mon esprit.




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